lundi 31 mars 2014

Le Train pour Quequ'Part

Proposée pour un concours sur le thème "Terre Inconnue", c'est un texte tout à fait expérimental, parce que je voulais tenter un nouveau truc, pour voir... Quelque chose d'un peu imagé, un peu plus "philo" si j'ose dire xD ! J'espère que ce n'est pas trop soporifique... 

Je ne sais plus si je suis secoué ou bercé, si je voyage ou si l’on m’enlève, si je dors ou si je meurs.

Je ne sais plus ce que je cherchais, lorsque je suis monté dans ce train. L’aventure. Le changement. Le trouble, ou l’inattendu. Un peu tout cela ? Sans doute courrais-je après ma spontanéité perdue. Sans doute voulais-je m’extirper de cette nasse grisâtre dans laquelle je flottais, informe, sans identité, comme tant de mes semblables.

Je soupire et me redresse sur ma couchette, courbé, car mon volumineux voisin du dessus creuse son matelas au point que je sois surmonté d’un globe de ressors tordus. Il est arrivé il y a peu, sa mine ronde réjouie par le courage, blottis entre ses mains, qu’il avait laborieusement rassemblé pour entreprendre son voyage. Avant lui, c’était jeune femme au look original. Elle a disparu, comme nombre de passagers du Train. Beaucoup montent, peu descendent ; pourtant, il y a toujours de la place.

Cela fait un bon moment, pour ma part, que je suis monté. Que je regarde ces passagers défiler, ne compte plus les arrêts et vois les mornes paysages se succéder. Morne. Tout est morne, autour de nous. A perte de vue ce ne sont que des couleurs terres, un sol sec, plat et vide. Pas un brin de vie. De temps à autres, une gare est plantée dans ce vaste désert, petit tas de verticales, posé comme une grossière rature sur cette ligne parfaite.
J’ai attendu un différent : je voulais de riches jardins pleins de verdure, un lac frais et scintillant, une pluie blanche et un soleil doux. Et puis, les stations passantes, j’ai juste souhaité un signe. Un arbre, une mare, ou même un rétif bosquet d’épines sèches. Mais rien. Rien que ce parfait horizon.

Je me lève, m’étire machinalement et franchis le pas sans porte de mon compartiment. Le couloir du Train est étroit, et adossés au mur de leur box respectif, des passagers à l’air absent regardent par les fenêtres, espérant eux aussi voir le signe. Aucune parole. On entend le bruit de leurs corps changeant de position, et le roulement du Train. C’est tout. En tendant l’oreille, j’entends pourtant un différent. Une chansonnette. Là, à l’envers de l’alignement de ceux qui attendent, recroquevillé sous une vitre, je trouve mon seul ami : un gosse d’une dizaine d’années, Clou.
Lorsqu’il me voit, il me sourit et se lève. Je souris à mon tour, avec la sensation de craqueler un masque d’argile sur mon visage trop souvent immobile.
- Qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-il d’une voix claire.
Une voix claire qui semble ricocher dans tout le couloir, comme une impudente goutte de pluie sur des roches grises, ternes et silencieuses. La plupart des passagers ne sourcillent même pas, emmitouflés dans cette étrange léthargie rythmée par le ronronnement du Train. Les autres sursautent légèrement, à peine. Un seul joint son sourire aux nôtres, et semble s’en étonner. Clou me regarde bien droit dans les yeux, il attend que je lui réponde. Quelle drôle de question. Je voudrais parler mais rien ne me vient… Qu’est-ce que je fais ?
- Si je le savais, je ne serais pas dans ce train… souffle-je.
Alors il rit, chose étrange, ici, me prend par le bras et me raconte, une fois encore, la destination de ses rêves. Clou veut voir la mer. Depuis que je le connais, c’est son sujet favori : la mer. Alors je lui en parle, moi qui l’ai vu, dans une autre vie. En échange, lorsque je lui conte mes rêves de jardins, il me vante le petit baquet de géranium qui était accroché au balcon de son immeuble.
On parvient à en parler des heures durant. Des heures. Ce sont les seules fois où je les sens passer, les heures. A croire la berceuse du Train a endormi le temps lui-même, mais qu’il s’éveille doucement pour écouter notre conversation.
Et Clou se met à bailler, et dodeline de la tête. Alors je le prends dans mes bras, je le ramène à son compartiment, et je le borde.
Voilà. Maintenant, je suis assis sur le bord de sa couchette, je le regarde dormir. Clou est différent. Il était là bien avant moi, et croit toujours qu’il peut trouver la mer. Ça le fait rêver, rire, conter des histoires… Il s’amuse de tout. Que fait-il dans le Train ?

Je retourne dans le couloir et je m’aligne, comme les autres, face aux fenêtres. Mes yeux glisse sur l’horizon, rien ne les accroche. Je m’attends à sombrer dans la somnolence générale mais quelque chose me titille et me tient bien éveillé. La question de Clou : qu’est-ce que tu fais ?
Oui. Qu’est-ce que je fais ?
Rien ? Rien.
J’attends un signe. Qui ne vient pas.
Qui ne viendra jamais.

Je me mets à rire, un rire désagréable, qui fait trembler tout mon corps. J’ai l’impression d’avoir des fourmis qui mordillent ma peau, et mon cœur me fait mal. Je ris longtemps, je crois. Je ne sais pas. Le temps ne passe pas dans ce maudit Train, le jour ne succède jamais à la nuit, tout est gris, en permanence.
Le Train ralentit, et s’arrête. J’ai l’impression d’un silence plus absolu encore que d’ordinaire, qui pèse sur mes tympans de façon insupportable. Lourd, mais fragile. Il me semble qu’un souffle pourrait le rompre.
Là. Tout de suite.
C’est un Instant. Mon Instant.
Qu’est-ce que je fais ?

L’alarme du train retentit, les limbes dans lesquelles je suis plongé se déchirent. Le silence vole en éclat et je m’élance, cours à grandes enjambées, bouscule des passagers et enfin…
Je sors
Derrière moi, les portes du Train se referment, je l’écoute s’éloigner.
Face à la station, seul, je m’accroche, tends l’oreille à l’extrême, jusqu’à ce que même mon esprit ne puisse plus se leurrer : le Train est parti. Et j’en suis descendu.
Je sens la panique poindre : je suis seul, au milieu de nulle part. Un fol instant, j’envisage d’attendre, au cas où le Train repasserait. Mais je le sais : il faut avancer.

*
Je n’ai ni faim. Ni soif. Ni chaud, ni froid. J’avance.
*
Je suis la seule impureté de ce terrible plat. 
Je suis debout sur le monde, liant le ciel à la terre, croisant l’horizon.
*
Le temps ne passe pas plus ici que dans le Train, je crois avoir une idée de l’éternité.
*
L’ennui me rendra fou.
*
Cela fait une vie que je marche, la Terre pousse mes pieds, je ne pense plus.
*
Je suis détendu, j’arrête de lutter contre l’ennui. Je lâche prise.
*
Ma tête s’ouvre, elle contient un ciel entier.
*
Mes yeux se promènent sur cette immensité, ils apprécient de caresser cette ligne si pure. C’est ainsi qu’ils la trouvent. 
La graine.
*

J’ai creusé longtemps, à mains nues, l’endroit où j’ai trouvé la graine. Je me disais que, peut-être, je trouverai de l’eau. La terre se brisait par bloc sous mes coups, je la délogeais comme j’aurais délogé des briques d’un mur au ciment fissuré. Et comme lorsque je marchais, le labeur s’éternisant, j’ai cessé de penser. J’ai lâché prise. Je ne sentais plus mes mains blessées. Elles creusaient pourtant. Inlassablement.
J’allais
Trouver de l’eau.

La lumière du jour baissait. Bientôt, il fit nuit. Nuit. Une douce fraicheur, une humidité latente, le noir reposant que mes yeux accueillirent avec soulagement, et, pour guider mes mains, les étoiles, comme autant de petites lanternes blanches accrochées dans la toile d’encre du ciel.
La nuit s’est répandue comme une onde de vie sur la terre. Je m’y sentais bien, comme dans une matrice, bercé par le scintillement au dessus de ma tête, embrassé par ce doux cocon aux lumières tamisées.
Et puis, tout s’est éclairci. Une lueur bleue s’est levée.
Un jour était passé.
Le tout premier.
Je sentis les plaies de mes mains protester alors qu’une terre molle s’y agrippait.
De la boue.
De l’eau.
J’ai senti des larmes rouler sur mes joues, alors qu’une vague de plénitude déferlait sur moi, un soulagement si soudain, si total, que j’ai pleuré comme un enfant. J’ai planté la graine, et je me suis allongé sur le sol, regardant le ciel. Les nuages filaient. J’ai fermé les yeux et je me suis endormi.

*

Cela fait six-cents vingt-deux nuits qui passent. C’est l’aube. Je sors de ma cahute, et je respire profondément l’air qui m’entoure. Ça sent la terre, l’humus, l’écorce, le sable et l’eau.
De ma graine, un arbre a poussé, un figuier. A son pied, le trou que j’ai creusé a donné le lac dont je rêvais, autrefois, dans le train.
Le début fut difficile, si l’arbre a poussé vite, avec ses premiers fruits, la faim et la soif sont revenues. J’ai fait de nombreuses excursions, loin de mon figuier, et j’ai trouvé de nouvelles graines. J’ai travaillé dur, la fatigue m’écrasait chaque soir. Plusieurs fois, il m’a semblé apercevoir, au loin, les lueurs des fenêtres du train passer. J’ai été tenté d’aller le rejoindre… Mais j’ai tenu bon. Petit à petit, j’ai instauré quelque chose de viable. Je travaillais rudement, mais je ne manquais plus de rien. Et un beau jour, je me suis trouvé heureux. Là, ici et maintenant, j’étais heureux. Heureux de voir pousser mes chères plantes, heureux d’échanger mes soins contre leurs fruits, leur ombre, leur parfum, heureux d’être, tout simplement, un élément de ce cycle qui s’installait. J’ai bâti une solide cahute, près du lac, et j’ai vécu paisiblement.
Mais cette nuit, j’ai rêvé. Voilà qui ne m’était plus arrivé depuis longtemps. Une seule phrase m’est restée, quelques simples mots :
Qu’est-ce que tu fais ?
J’y a répondu aisément : je vis.
Je vis.
Pourtant, alors que je me promenais dans mon jardin aujourd’hui, inspectant mes plantes, j’ai découvert sept arbres morts. Les jours passants, l’odeur du lac s’est faite rance et toutes les couleurs se sont ternies alors que chaque nuit, j’entendais une petite comptine à mon oreille, qui se terminait toujours sur ces mots : qu’est-ce que tu fais ?

Clou.

Son nom, son visage et son chant me sont revenus en mémoire. Clou. Comment ai-je pu l’oublier ?
Clou
Me manquait.

Ainsi, le jardin a fané, de plus en plus vite. J’errais dans des plantes mortes qui s’effritaient, la voix de Clou résonnait partout autour de moi. Mon ami, mon petit frère. Clou. J’étais bien seul, sans sa douce espièglerie. J’ai marché, longtemps. Mon jardin était plus grand que je ne l’aurais cru. Il tombait en poussière que le vent faisait tournoyer autour de moi. Clou.

*

Je soupire et me redresse sur ma couchette. Me revoilà dans le Train. Hier, le seul qui soit passé depuis, j’ai trouvé la gare, et je suis remonté. Massant ma nuque endolorie, je sors dans le couloir. Clou est là, assis face à la ligne de fantômes. Il leur parle, fait comme s’ils répondaient. Je l’appelle, et son visage s’éclaire :
- Te voilà enfin ! s’exclame-t-il.
A-t-il sentit le temps passer… ? Clou est si différent. Je souris, l’aide à se lever, et le prend par le bras. Il m’agrippe fort.
Le Train ralentit, et s’arrête. Je regarde mon ami. C’est maintenant, ou la berceuse m’aura de nouveau.
- Viens, Clou, on va voir la mer.
Lorsque le Train repart, nous ne sommes que deux sur le quai. Je ne l’écoute pas s’éloigner : Clou s’est mis à courir loin de la station et déjà, j’ai l’impression de respirer un vent marin.
Tout n’est plus si loin.

Le rire de la Banshee

J'avais commencer ce texte, l'an dernier, pour un concours du type "histoire d'amour", ce qui n'est pas spécialement mon fort et... j'ai un peu dérivé... Pire : je ne l'ai jamais terminée. Mais un jour, un jour...

Bon alors… J’suis dans un beau pétrin, et c’est pas peu de le dire. Là, si je respire… Je vais mourir. Si je ne respire pas non plus, c’est tout de même con comme situation. Un choix capital s’offre à moi : périr par asphyxie, ou comme égérie d’une œuvre macabre abstraite plus ou moins sanglante selon le goût de l’artiste qui, pour preuve de son total manque d’intérêt pour un quelconque esthétisme, se promène un boulet au pied, vêtu d’un torchon noir –sans doute une bure dans un passé aussi sinistre que lointain- et entasse ses condamnés dans une brouette grinçante.
Un Lancou.
Ca fiche les jetons, croyez-moi, je suis étonnamment bien placé pour le savoir. C’est grand, c’est moche, c’est un squelette, ça cliquette de partout et histoire de parfaire le stéréotype, ça se promène avec une lanterne jaunâtre pour un effet encore plus glauque. Seule attitude à tenir lorsque l’on entend la chaine du boulet d’un Lancou tinter : trouver un fossé, s’aplatir et faire le mort. Ou plutôt, l’inexistant. Un inexistant, ça ne respire pas. Mes poumons vont éclater, et je suis trempé d’une sueur glacée qui paralyse jusqu’à la moelle de mes os.
Le Lancou passe… Je vais cracher mon estomac, cet imbécile se tortille pour échapper à la puissante main de l’angoisse qui a décidé de le réduire en bouillie… Ca va allez… Le Lancou ne m’a p…
Il s’arrête.
Mon cœur aussi. Et mon sang. Et le temps. Même la Terre, j’en suis sûr. Plus rien ne cliquette, il a dû me sentir –grand mystère que l’odorat de ces tas d’os sans nez-, il attend que je me trahisse.
Il est temps de choisir : asphyxie ? Steack Tartare ? Je la jouerai bien à pile ou face mais ça minimiserait encore mon espérance de vie… Je ne sens plus ma tête, elle va exploser. Mes poumons appellent de l’air. Bientôt, je vais bouger. Un de ces mouvements brusques, ces spasmes de l’instinct qui nous secouent pour survivre.
Fatalité.
Alors… Comment vais-je mourir ? A quelques centaines de mètres de ma maison, embourbé dans un caniveau gelé dans l’air froid du mois d’octobre et la bruine de cette funeste soirée ? Grandiose, vraiment.
Détonation.
Comme un détonation. Soudaine, puissante, retentissant sur tous les arbres, s’engouffrant violemment sur le chemin et balayant le Lancou d’une rafale acérée. Même lui en tressaille. Comme le premier coup de tonnerre d’une furieuse tempête dans une atmosphère orageuse, lourde, calme. Trop calme. Un hurlement déchirant, aigu, qui brise le silence en un millier d’éclats tranchants qui pleuvent sur toute sa portée et écorchent les auditeurs. Un hurlement de rire cristallin et grinçant, pur et hystérique, un ongle sur un tableau noir, dissonant aux notes pourtant si enjôleuses. Beauté difforme. Un rire de folle. Un esprit possédée par une démence au delà de l’imaginable, venue d’ailleurs.
Le rire d’une Banshee.

*

Stop. Flash back. Après tout, c’est le moment ou jamais de revoir ma vie en accéléré. Et puis… Je crois que je suis tombé dans les pommes, ça nous occupera d’ici à ce que je me réveille.
Commençons par le début : je m’appelle Armel, j’ai vingt-cinq étés et je suis ébéniste. Du moins, en devenir. Je travaille pour l’atelier d’Olier, le chic type qui m’a tout appris et qui me laisse même faire ses commandes importantes avec une confiance qui fait plaisir à voir. Avant de croiser ce maudit Lancou qui m’a peut-être déjà tué dans mon inconscience, j’économisais pour ouvrir mon propre atelier, et j’avais bon espoir d’y arriver, le dernier travail que j’avais à faire était bien payé et promettait de me forger une petite réputation s’il était à la hauteur, ou plutôt, bien plus haut, que les attentes des commanditaires. Il s’agissait d’un escalier, une simple escalier à sculpter, pour des Nobles qui avaient un goût prononcé pour les belles choses finement ciselées et dont les relations à conseiller pour d’éventuels ouvrages n’auraient pas été de trop sur mon répertoire tout neuf de jeune homme essayant de se lancer. Olier m’a confié ce client pourtant exigeant parce qu’il avait trop de boulot sur les bras et, plutôt que de les faire attendre, il a décidé de me donner ma chance.
J’ai rencontré la famille, une de ces familles anciennes dont le nom et le sang se perdent dans les méandres du temps jusqu’à sa naissance même. Ils avaient emménagé depuis quelques semaines dans un manoir un peu éloigné de la ville et décidaient de lui donner un coup de frais. L’escalier que je devais rénover était en aulne, petit, en colimaçon, terne et menait d’un petit salon jusqu’au palier d’une chambre. On m’a dit de faire quelque chose de gai et on m’a laissé travailler. Quelque chose de gai… larges possibilités qui s’offraient à moi… Quelque chose de gai… sur un escalier… A qui était cette chambre au dessus ? Etait-elle seulement habitée ? Devais-je tenir compte des goûts et des couleurs de son hypothétique occupant ? J’ai posé ma caisse à outils, je me suis assis en face de mon escalier, mine de plomb en main, et j’ai commencé à gribouiller quelques esquisses de ce que je pourrais bien en faire sur un bloc. La journée est passée vite et la gouvernante est venu me prévenir que la nuit tomberait bientôt : le couvre-feu sonnerait dans une heure. On ne plaisante pas avec le couvre-feu : il annonce la sortie de créatures telles que l’on aimerait mieux éviter leur chemin. Je suis donc rentré chez moi, dans la chambre que je loue depuis deux ans, au dessus d’un bar bruyant et j’ai continué mes esquisses.
Le lendemain, je suis retourné au manoir avec une brouette d’outils et je me suis installé consciencieusement pour travailler. J’étais très impliqué dans mon travail, j’ai englouti rapidement l’encas que m’a amené une domestique et c’est là la seule réelle pause que j’ai faite jusqu’au soir. Le lendemain fut semblable à la veille, et le surlendemain, et le jour d’après, et la semaine qui suivie. Je ne m’en lassais pas : pour une raison qui m’échappait et qu’à vrai dire je n’essayais pas de trouver, l’escalier me fascinait et le sculpter devenait pour moi une véritable passion. Plus les jours passaient, plus je croyais devenir aveugle et sourd à tout ce qui n’était pas mon travail. Le monde s’inversait lorsque je devais repartir et j’étais alors incapable de me souvenir précisément de ce que je venais de créer… Ca me rendait ivre de frustration jusqu’à ce que je retrouve mon ouvrage et la boucle se répétait inlassablement. Je croyais travailler dessus depuis des mois alors que dix jours à peine s’étaient écoulés.
Dix jours. Ce fut la première fois que je vis la porte de la chambre s’ouvrir… J’avais entendu de temps à autre des sons qui m’avaient convaincus que la pièce était habitée, mais plongé de mon escalier d’aulne, j’avais oublié de m’étonner quant à l’ascétisme de son occupant… c’est pourquoi je fus stupéfait de voir cette porte s’ouvrir… Et je restais béat, l’air aussi idiot qu’un poisson en train de bailler, devant la créature qui apparut sur le palier… C’était une jeune femme d’une beauté si singulière, si stupéfiante et différente à la fois, si parfaite et détonante qu’elle gênait autant qu’elle attirait. Elle avait un visage d’une incroyable finesse aux traits fragiles, modelés d’une main rendu adorablement fébrile par une passion fiévreuse quant à l’ange qu’elle créait. Son front large, son nez plat, ses hautes pommettes, ses lèvres pulpeuses, son menton fier et pointu, et ses yeux ronds immenses lourdement ourlés de cils de velours… Un long cou, comme les danseuses, de frêles épaules pourtant bien droites, des formes courbes et harmonieuses pourtant peu mirobolantes, de longs bras fins, des jambes immenses… Une silhouette menue, fragile, mais élancée.
Entièrement blanche.
Sa peau, ses cheveux, ses iris, ses lèvres… D’un blanc pur, opalescent, sans une once d’une quelque autre teinte. Elle était belle, à sa manière. Belle, mais effrayante. De ces beautés polaires, de ces beautés qui semblent venir d’ailleurs, de ces beautés qui laissent frappés mais qui dérangent. Elle était dérangeante. Et je n’hésitais pas une seconde pour définir le pourquoi : elle était l’une des filles de la Mort elle-même. Une Banshee.
Elle referma doucement la porte derrière elle, fit volte face, sa robe immaculée toute simple tournoyant autour d’elle, et s’arrêta sur le seuil de l’escalier. Elle cramponna ses orteils nus sur la première marche, esquissa un étrange sourire rêveur et s’assit, genoux ramenés contre sa poitrine. Absolument adorable. Je n’osais pas bouger, de peur de briser cette apparition : une fille de la Mort qui souriait comme une enfant devant un escalier en travail. Elle leva une main fine sur la rampe et caressa les grossières formes que j’avais commencé à y graver.
Et elle me vit.
Elle se redressa d’un bond, effrayé, mains derrière le dos et l’air… confuse ?
- Euh… Bonjour, trouvais-je à dire
Elle me répondit par un sourire timide, inclina la tête, dévala les marches d’un pas léger et sortit de la pièce, volant plus qu’elle fuyait. J’en restais pantois… Les Banshee étaient rares de nos jours, du moins dans cette région, le plus souvent elles suivaient leur Famille et ne se montraient qu'à elles. Et comme l’on n’en voyait plus, naturellement, on avait monté dessus toutes sortes de mythes… Jamais, jamais rien ne m’avait préparé à ce qu’elles semblent si… angéliques… On me les avait décrites cruelles, sanguinaires, cinglées, cruellement et sanguinairement cinglées… Avec des dents pointues, des yeux rouges et des cheveux de sorcières filasses… Et je les découvrais petites et menues, aux cheveux certes un peu ébouriffés mais aussi voluptueux qu’une neige nouvelle née et aux jolies quenottes carrées… J’étais pourtant sûr de ne pas m’être trompé : croyez-moi, une créature de l’Ailleurs, ça se reconnaît instinctivement, et si celle-ci n’est pas une enfant du Trépas, je ne m’appelle plus Armel.

La Sylve

Alors ça aussi, ça commence à dater... mais là tout de suite je ne saurais pas dire de quand... 2010 peut-être ? C'est un extrait d'une plus longue histoire où l'héroïne, Orme, une adolescente un peu marginale, aime se frotter au surnaturel.


Bruyants, si bruyants… Plus insouciants que jamais. Envahissent l’espace. Aveugles. Narguent sa patience. Egoïstes. Ils sont là.
Juste. Devant. Elle.
Elle. Avide. Affamée.
La Faim…
Elle a si faim…
Faim de vengeance.
Il faut qu’ils s’approchent… S’approchent… Qu’elle. Les. Mange !

Elle se laisse caresser par le vent, l’apprivoise, lui murmure mille et un secrets, le laisse l’enlacer, puis lui souffle quelques songes… Elle le charme, l’envoûte, le prie, le touche de ses caprices, lui chuchote cent promesses si seulement il pouvait… Et le vent s’en va parmi eux. Il se fait doux, joueur, s’insinue entre eux, une brise tiède. Il leur chante une berceuse et elle se soulève en un chœur suave, envoûtant, un souffle plein de promesses. Promesses de merveilles, de trésors, de rêves. Promesses grisantes.

Elle
Les
Veut

Elle chante, elle chante grâce au vent qui porte dans ses mains de poète chacune de ses modulations, de ses désirs. Désir. Elle les veut. Trois d’entre eux tournent leurs regards vers elle, inexorablement envoûtés. Ils ont l’odeur trop forte de la substance qui délie l’esprit, qui balaye le superflu et emmêle les sens. Ils l’entendent. Mais leurs pareils les empêchent d’écouter.

Elle jure, crache, s’énerve, griffe et le Vent est surpris.
Allié fidèle.
Elle se calme. Et attend. En feulant sa faim…


Ils descendirent l’allée bordant le parc jusqu'à ce que les groupes buvant à la santé d’Aran et autres fêtardises plus ou moins légales se fassent moins nombreux, tous partageant l’une de ces longues discussions à la philosophie si bizarre qu’offre parfois la montée de l’alcool. Orme obliqua vers une entrée et poussa la grille du parc, lui tirant un grincement tout à fait sinistre. Elle adorait ce son. Avec un sourire tordu, elle réitéra son geste, encore et encore, savourant ce subtil bruit si caractéristique des histoires les plus sombres, de celles qui vous tiennent en haleine, qui vous font sursauter au moindre chuchotis du vent.

Géheim mit fin au manège infernal, hilare, en s’emparant d’un barreau de la grille pour empêcher Orme de la faire grincer de plus belle :

- T’es déjà complètement paf ma pauvre O’ ! Plus lugubre et bizarre que jamais !

Et il ouvrit le passage de bon : une belle étendue herbeuse ployant doucement sous la brise nocturne, mangée par la masse noire, haute et ténébreuse de la forêt les accueillit.

- Sympa, l’ambiance… commenta Géheim.

Orme eut un éclat de rire qui brisa avec délice le froid mysticisme des lieux l’espace d’un bref instant. Elle adorait cette ambiance, pour sa part… Elle l’adorait comme le grincement des grilles : le frisson qu’il filait, ses résonnances inquiétantes, lourdes de tensions, le bruit qui déchire le silence en millier d’éclats mystérieux, le typique même de la lugubre intrigue… Bref, tout pour lui plaire. C’est donc avec un enthousiasme exquisément piqueté d’une appréhension venue des tréfonds de son instinct le plus basique qu’elle entra dans l’enceinte du parc.


Frisson
Frisson d’excitation
Là…
De nouveaux jouets…
Esseulés…
Son attention se tourne lentement vers eux… Elle siffle de plaisir et, ramenant à elle ce Vent aux mains si habiles, chante de plus belle.

Rien que
Pour
Eux


Orme eut l’impression de crever la surface lisse d’un lac de silence, y tombant comme une pierre lourde et mal dégrossie, troublant son mutisme létal. Elle crut profaner un lieu de recueillement sacré où tous les fidèles se seraient tournés vers elle, la contemplant comme une bête curieuse, une bête curieuse à réduire au silence… Sa tête lui tourna.

Géheim vint à sa hauteur et regarda un instant le grand parc qui s’étendait devant lui et la masse noire de la forêt qui bougeait doucement, bercée par le vent.

- Et bah, de nuit, ce parc est affreusement glauque…

Il aurait pu parler avec la voix tonitruante du tonnerre que c’aurait eu le même effet. Orme, durant un bref instant d’égarement, le prit pour le plus infâme des hérétiques, le plus rustre des ignorants : comment osait-il parler dans une atmosphère aussi feutrée, aussi étrange, aussi fragile… ?

Puis elle sourit. Quelque chose gigotait sous son cœur : un frisson d’envie, de désir envers les mille et un secrets que promettait cette ambiance si particulière, ce calme lourd d’histoire, le sifflement aigu du vent passant sur le fil de la lame qui tanguait dans un fragile équilibre entre silence absolu… et tempête. Le calme avant la tempête. Oui, c’était une atmosphère un peu comme ça… Mais peut-être que la bouteille d’alcool de son cousin l’aidait à considérer la situation sous cet angle…

- Oui… Il est magnifique… répondit-elle, fascinée.

Géheim eut un temps d’arrêt, considéra sa cousine d’un regard étrange, plus éclata de rire :

- Toi, tu ne changes pas !

Elle lui fila un coude dans les côtes, et alors qu’il tirait la grimace, Orme tourna à nouveau le regard vers les arbres... Pour une raison qui lui échappait, la forêt l’attirait…


La femelle entend. Elle entend bien… Elle sent l’odeur qui emmêle les sens, elle transpire une curiosité avide, et surtout… elle entend… Elle est presque seule.
Une proie
Idéale
La sylve ricane, le vent vient caresser la joue de cette auditrice inespérée. Egarée. Idéale. Il lui prend les mains et doucement, doucement… Il l’attire. Il veut la présenter…
A Angold.
Et à travers le Vent, Angold sussure ses promesses, elle charrie l’arôme épicé des intrigues, des secrets, des légendes les plus profondes des temps les plus anciens… Elle frôle sa proie de son savoir millénaire, effleure de ses doigts glacés cette curiosité qu’elle sent toute tendue vers elle, toute prête à se faire engloutir… Il lui suffit de venir… Venir… Qu’elle vienne parmi les arbres, qu’elle vienne dans le cercle, qu’elle vienne entrer dans le tout. Qu’elle vienne à Angold.
Qu’elle vienne
Se faire dévorer


Orme, le regard rivé sur la sylve tremblait de désir… Qu’est-ce que c’était ? Elle crevait d’envie d’aller rejoindre cette ligne sombre pourtant renommée ces derniers mois pour sa dangerosité. Elle voulait y aller… Elle voulait partager avec les arbres ce qu’ils se murmuraient.. Ils murmuraient… Elle en était sûre certaine, oui ce n’était pas que l’alcool : ils la narguaient ! Ils semblaient chuchoter des secrets, la laissant à l’écart.

- Pourquoi on me laisse encore à l’écart ? C’est pas juste !

Non, c’était vraiment pas juste ! Il fallait qu’elle y aille, elle voulait savoir elle aussi ! Il n’y avait pas de raison qu’on la laisse sur la touche, ce soir ! Elle se sentait bien, elle avait l’impression de flotter dans un océan de bien être, elle avait envie d’appartenir à quelque chose, de partager quelque chose, elle avait envie… Elle avait envie qu’on l’aime, na !

Elle entendit vaguement quelqu’un ricaner derrière elle, marmonner un truc au sujet d’une ivresse et… le mot lui sembla délicieusement accrocheur… Ivresse… Ouiiii…

Ivresse

Tout à fait ! Elle était ivre de bonheur, ivre d’être là, ivre d’avoir deux jambes sur lesquelles se tenir comme une ivrogne ayant trop bu d’essence de vie, ivre de s’appeler ivrogne, ivre à en mourir, ivre à vouloir faire n’importe quoi de grand, de fou, ivre à vouloir réaliser tous ses caprices, tous ses désirs à commencer par aller montrer à ces stupides arbres ce que ça signifiait que de laisser… Laisser… Oh et puis au diable son propre nom, quel qu’il soit, ce que signifiait de la laisser elle et elle-même sur la touche ! A l’attaque ! Sus aux offenseurs ! Elle se mit en marche d’un pas décidé, prête à faucher tout ce qui se dresserait sur sa route sans même ralentir !



Elle 
Vient !
« Dépêche-toi ! »

Rafale.

« Nourris-moi ! »

Quelque chose la percute de plein fouet, vidant d’un coup tout l’air de ses poumons… Orme, à genoux au sol, cherche un souffle, complètement étourdie… Elle n’entend plus rien, ne voit plus que ses mains crispées sur les brins d’herbes… Qu’est-ce que… ?

« Cède ! Cède ! Cède ! Laisse-moi t’engloutir ! »
« La Faim ! »
« Laisse-moi
Te
Briser ! »


La pression se retira comme elle était venue, et Orme avala une grande goulée d’air avec l’impression d’émerger d’un lac profond qui lui aurait usé le souffle. Elle regarda devant elle, déboussolée… Rien. Qu’est-ce qu’elle avait heurtée ? Qu’est-ce… C’était… Important… ? Oui ! Quelque chose, là, à l’instant, venait de l’écraser de tout son poids, quelque chose avait voulu la broyer ! C’était…

« Ne t’en va pas, ne me laisse pas… »

Qu’est-ce qu’elle entendait… ?

« Reviens parmi nous ! Ou n’ose plus jamais vouloir partager nos secrets ! »

C’était pas le moment, il fallait rejoindre… Rejoindre… Rejoindre quelqu’un… Quelqu’un l’appelait, derrière elle, et il fallait… Qui… ? Derrière… Non, devant… ? Oui, quelqu’un l’appelait, devant…

« C’est cela, écoute-moi, ne vois que moi, n’entend que moi, ne pense qu’à moi, n’aime que moi ! Je suis ton univers maintenant, ne m’échappe pas, tu n’en as pas envie, je suis tout ce que tu désires… Alors viens… Le reste n’est pas important… »


Là-bas… ? Mais oui, devant la forêt il y avait… Quelqu’un ? Orme cligna des yeux : tout à fait, une silhouette plus noire que noir se découpait dans l’obscurité ambiante, qui était-ce ? Faisait-il parti de l’histoire ? Orme plissa les yeux, mais la noirceur et ses vertiges l’empêchaient de distinguer plus. Elle avança.


Brisure. Elle s’arrache à sa sorcellerie, aux caresses du vent, son attention braquée ailleurs.
Angold suit son regard.

La
Détruire.

La sylve griffe la terre, lacère l’air, hurle contre cette maudite femelle qui bouffée par sa curiosité avance vers Lui. Il est à elle. A elle. Lui. Femelle méprisable, faible créature, ignoble âme solitaire qui ose, qui ose s’approcher de son bien, son petit, son enfant. Son enfant à elle.

Elle
Hurle
Si fort.
Qu’Elle vient.
Celle qui Rode.
Celle qui Joue.



La tête lui tourne, l’alcool monte… Ce doit être pour ça que cette curiosité la dévore, cette silhouette droite et immobile face à la forêt, pour cela qu’elle la trouve si étrange, si improbable, si irréelle.
Un vent froid agite les arbres, plus loin, et Orme s’arrête. Un vent froid, au fond d’elle, quelque chose a peur. Géheim la rattrape. Il l’engueule. Du moins son ton n’est pas tendre, mais elle ne comprend pas. Elle le prend fermement par le bras et le traine vers la silhouette, ne la lâchant pas des yeux…
La silhouette bouge.
Se tourne vers elle.


Celle-qui-rôde s’approche doucement, se tapie dans les ombres, jalousement cachée par la forêt, et observe. Observe. Ce qui fait hurler sa forêt.
Le Vent ne veut plus jouer, Angold l’a vexé. Qu’importe, la sylve grince, furieuse. Elle appelle son rejeton, l’exhorte à attraper sa proie. Sa proie à elle. Elle veut cette maudite femelle, elle la veut…
Alors, il regarde la proie approcher, intrigué. Et
La reconnaît.
Il refuse la chasse.
Angold siffle, menaçante.
Et repart.
Celle-qui-rôde reste. Alerte. A l’affut. Quelque chose d’intéressant se passe, bien qu’elle ne sache pas encore le saisir.


La curiosité dévorante d’Orme disparût, remplacée par une inexorable frustration.

« Orme ? »

Sans blague petit génie…

Page Noire

Nouvelle écrite en 2009, oui ça commence à dater pas mal...
J'attends une occasion de la retaper, en attendant je la mets là telle quelle ^^ !

Une larme. Amère. Salée. Sillon douloureux sur une joue trop pale. Perle mêlée de sang. Pas le sien.

*


Pourquoi aurais-je des regrets ? Pourquoi aurais-je de la miséricorde, de la pitié, des scrupules ? Pourquoi me serais-je dit que c’était mal, que c’était ignoble, que c’était triste ? Que savais-je de la tristesse ? L’ombre n’existe pas sans la lumière. La tristesse ne peut pas exister, sans le bonheur.

Et en ces temps-là, il n’y avait pas de bonheur. Il n’y avait rien, rien à part la survie. La survie ou la mort. Les roches enflammées tombaient du ciel et ne laissaient que des cendres de leurs cibles, les guerriers se battaient à même les villes, les gamins courraient sous les épées à la recherche de leurs frères, perdant parfois leur tête au passage. Et qui les pleurerait ? Personne. Il y avait bien longtemps que leurs mères étaient mortes, qui égorgée par un homme, qui empoisonnée par leur propre main avant de subir un viol. Les bambins qui survivaient, on leur donnait un casque, une arme, et on les mettait en première ligne de front. La marmaille, l’insouciance, l’avenir et tout le tralala… Des conneries. C’était de la chair, c’était humain, c’était obéissant, ça pouvait tenir une arme et ça n’avait pas d’expérience : c’était donc un rempart pour les guerriers plus expérimentés des lignes suivantes.  L’avenir… C’était un mot qui n’existait même plus. Il n’y avait plus personne pour le prononcer, et quand ça arrivait, on fuyait les déments qui osaient. L’avenir… A quoi cela pouvait-il bien ressembler, l’avenir ? Qu’est-ce que c’était, que l’avenir ? Il n’y avait pas d’avenir. Ca sonnait creux, ça sonnait vide. Un vide béant, douloureux sans que l’on sache vraiment pourquoi. On n’y songeait jamais, on ne savait même plus comme on faisait pour y songer. Il n’y avait que la survie. Que la survie. Survivre. Un jour de plus. Une heure de plus. Un assaut de plus. Juste un assaut. Rien ne comptait d’autre, rien. On n’avait plus que cela à protéger : nos carcasses affamées où l’âme pourrissait. Quoi d’autre ? On nous prenait tout. Tout.

Alors quoi ? De quoi m’accuse-t-on, exactement ? Je suis née là-dedans, moi. Je suis née sur les ruines d’un village cent fois brûlé, cent fois redressé, cent fois crevé. Je suis née là, et ma mère a payé ma vie de la sienne. Mon père ? Qui pouvait donc se vanter de connaitre son père ? C’est tout juste si on connaissait leur camp ! Moi, je n’en sais rien. Peut-être était-ce un chien ennemi, peut-être était-ce un homme choisi par ma mère. Que vouliez-vous que ça me fasse, de toute façon ? J’étais là, c’est tout ce qui compte. J’étais un bébé, une âme modelable, une arme ou une défense potentielle. On m’a ramassé et on m’a fichu dans une cave, cachée, creusée sous une forêt à l’abri de l’ennemi. Là, on y mettait tous les gosses de la région encore trop faible pour porter l’épée ou la dague. On les maintenait en vie, histoire qu’ils crèvent un peu plus tard et de façon utile, à la guerre. Hin… La guerre. La vérité, c’est que ce n’était pas la guerre. C’était les prémices de l’apocalypse. C’est ainsi qu’on l’appelait : la fin du monde.

Qu’est-ce qui se passe, pour une gamine comme une autre qui naît le jour de la fin du monde ? Vous pensez vraiment qu’elle a conscience de toutes vos conneries ? Vous pensez vraiment qu’elle a eu le temps de penser à ce que c’était, la miséricorde, la pitié et les scrupules ? Que pensez-vous qu’elle apprenait, cette gosse ? La compassion ? Le chagrin ? La souffrance ? Imbéciles ! A quoi ça pouvait bien servir, toutes ces choses ? A rien ! A rien ! Elle apprenait l’indifférence, la hargne de survivre et la résignation. Pas de place pour autre chose. Pas le temps pour une âme. Pas le temps pour un cœur. Pas de place.

Pendant quatre années, on m’a élevée sous la terre et comme tous les autres : il fallait survivre, toujours survivre, grandir, puis servir, obéir. Là-bas, à l’Est : les monstres à abattre. Ici, à l’Ouest : on ne nous l’a jamais dit. Que vouliez-vous qu’ils disent ? Que c’était des ruines à garder ? Pourquoi garder des ruines ? Qu’est-ce que ça pouvait nous faire, à nous, la terre de nos ancêtres ? Ils ne prenaient pas le temps de nous enseigner sa beauté, sa valeur, ses trésors et ses légendes.  Non, ici, ce n’était rien. Il n’y avait que là-bas : les gens à éliminer. Pourquoi ? Malheur à celui qui demandait. Tu ne poses pas de question. Tu obéis. Tu ne réfléchis pas. Tu exécutes. Tu ne penses pas. Tu n’es pas humain. Tu es une arme. Une arme de chair. Tu n’as pas besoin d’humanité, tu n’as pas besoin d’esprit, tu n’as pas besoin de ta volonté propre, tu n’as besoin que de tes oreilles pour écouter les ordres, et de tes membres pour les accomplir. Ton rôle, c’est de mourir en emportant le plus de gens de là-bas possible. Ton rôle, c’est donc de leur survivre. Et pour leur survivre, tu dois les tuer. Tu vois, c’est très simple. C’est ton raisonnement, et tu n’as pas besoin de l’élargir, de l’approfondir ou d’en avoir un autre. Ce dont tu n’as pas besoin, tu n’y penses pas. C’est tout.

Pendant quatre ans, j’ai été là-dedans. Maillon parmi les maillons. Détail de la chaîne. Remplaçable. Moins qu’une bête : lever, manger, atelier, sieste, atelier, leçon, manger, dormir. Aux ateliers, on aidait les forgerons ou on réparait des vêtements, on s’occupait de la nourriture qui nous arrivait ou on nettoyait la cave pour qu’aucune maladie n’y arrive. Aux leçons, on les écoutait parler de nos dirigeants, des armes et des règles à respecter. Tu ne parles pas. Jamais. Tu écoutes, tu comprends, tu fais, tu grandis. Ta fonction s’arrête là.

Alors quoi ? Comment voulez-vous que j’ai pu savoir, moi, ce que c’était que le bonheur, l’amour ? Qu’aurais-je bien pu y comprendre ? M’avait-on déjà parlé de l’amour ? Jamais. Jamais. Jamais mes oreilles n’avaient été effleurées de ce mot là, jamais. Alors quoi ? Pourquoi me reproche-t-on quelque chose ? Pourquoi est-ce que mes yeux sont humides ? Qu’est-ce que c’est que ces perles glissant sur mes joues ? Pourquoi est-ce que mon regard se trouble ? Pourquoi mon cœur bat-il si fort ? Pourquoi bat-il si vite ? Pourquoi mon sang se réchauffe-t-il ? Pourquoi cogne-t-il mes tempes ? Pourquoi ma gorge se noue-t-elle ? Qu’est-ce que ce poids qui me pique jusque les yeux ? C’est ça, la tristesse ? C’est ça, pleurer ? C’est ça, ressentir ? Est-ce que c’est ça, se sentir vivre…?

*


- Lilie… ? Li… ! Emzelle ! Qu’est-ce… Emzelle ! Non ! Emzelle !! EMZELLE !

Il cri. Il hurle. Il la secoue. Il la gifle. Il la secoue encore. Il est con... Elle est morte. Ca se voit. Suffit de regarder la marre de sang autour pour savoir que c’est mille fois trop tard. Il s’acharne pourtant. Longtemps, sans doute. Il quitte enfin des yeux le corps qu’il tient si fort pour lever son regard brun vers elle. Incrédulité. Douleur. Haine. Douleur. Folie. Douleur. Douleur. Douleur. Douleur. Infinie douleur. Gouffre. Ben quoi ?

*


Dites-moi, vous, avec vos grands mots qui sonnent étranges. Vous avec vos âmes. Pourquoi me condamnez-vous, avec vos injures ? Vous me lancez à la gueule une loi dictée par un cœur que je n’ai pas. On ne m’a pas enseigné à le faire battre pour autre chose que la survie. Pour irriguer mon corps. Pour animer ma chair. A quoi est-ce que ça peut bien servir d’autre, un cœur ? Vous me jugez, mes actions sont répréhensibles, et au nom de quoi ? Comment je pourrais savoir, moi, ce dont vous me parlez ? Bien sûr que je ne ressens rien ! Bien sûr que je ne regrette rien ! Bien sûr que je m’en contre fou ! Qu’est-ce que c’est, « ressens » ? Qu’est-ce que c’est, « regrette » ? Là où je suis née, ça n’existait pas tout ça. On n’en rêvait même pas. Comment on aurait fait ? Même notre subconscient n’avait jamais entendu parler de telles choses ! Qui donc les lui aurait chuchotés ? A vrai dire, on ne rêvait même pas. On dormait pour redonner un peu de force à nos corps, et nos songes étaient à notre image : gris. C’est tout.

A quatre ans, trois d’entre nous ont quitté la cave. Dont moi. Pour la première fois de ma mémoire, j’ai vu le ciel, les nuages, la lumière du soleil. Et alors ? Que vouliez-vous que cela nous fasse ? Si on ne vous conte pas d’histoire merveilleuse sur la pierre qui borde votre chemin, vous passez à côté et puis c’est tout. Nous, c’était pareil. Le soleil, on nous en avait parlé un peu, mais juste pour dire qu’il était la lampe du ciel, le jour. De la curiosité ? Nous n’avions pas de curiosité. On n’avait pas le droit d’en avoir. On ne pouvait pas s’extasier sur quelque chose, ni réfléchir par nous-mêmes, ni poser de question. Alors qu’est-ce qui aurait pu attiser une quelconque curiosité ?

On a juste plissé les yeux devant la lumière, puis lancé un regard vide au dessus de nos têtes pour voir sa source. C’est tout. Ressentir, ça n’était pas pour nous. On ne savait pas ressentir. Tout ce qu’on savait, c’est qu’on allait se prendre une taloche si on trainait le nez en l’air trop longtemps. On a suivit une des gouvernantes de la cave jusqu’une petite garde à cheval et en armure : sept hommes, trois femmes. C’était rare, les femmes soldats. En général, on essayait de pas en gâcher trop à la bataille : plus il y en avait pour enfanter, plus il y avait de soldats et plus il y aurait de bras pour couper les têtes ennemis. Mais on en gardait tout de même quelques unes. Les plus hargneuses, les plus obéissantes, les plus habiles. Comme moi. Une femme peut-être pratique et redoutable, et ceux qui donnaient les ordres ne faisaient pas l’erreur de toutes les laisser de côté.

On est monté chacun devant un soldat, et ils nous ont emmenés au château. Un des rares encore debout. Il était bien gardé, il faut dire. Sans QG, les ennemis gagnaient de suite. Ce château, c’était l’un des cinq QG. Ma vie là-bas se résume encore de façon très simple, tous les jours se ressemblaient : on se levait, on se lavait, on mangeait, on apprenait poisons, pièges et cartes, on mangeait, on assouplissait nos corps, on travaillait nos réflexes, notre rapidité, on nous enseignait les armes. Puis on mangeait, on dormait, et le lendemain, on recommençait. A cet âge là, on avale tout ce qu’on nous donne, et nous progressions à une vitesse que vous, vous trouveriez sans doute effrayante pour des gamins de notre âge. Les maîtres trouvaient cela satisfaisant. Alors, ils montaient un peu la barre et nous en demandaient un peu plus.

C’est ancré. Tout ce que j’ai pu apprendre à cette époque, c’est ancré en moi. C’est comme respirer, marcher ou voir. C’est une partie intégrante de mon être, c’est un sens de plus, une conscience de plus, un fait naturel et irréfléchi. Oublier cet enseignement, c’est comme oublier comment avaler de l’air, c’est impossible. Impossible. Impossible parce que c’est ainsi qu’on a voulu que je sois, c’est ainsi que l’on a modelé l’arme Lilie, c’est ainsi qu’on a assemblé chacune des pièces qui me composent. C’est ainsi que j’ai fini par être. Ne me blâme pas. Tu n’en as pas le droit. Moi, je ne te blâme pas parce que tu respires. Alors ne me blâme pas parce que je tue.

*


- C’est toi qui… ?

Une voix étranglée. Ca lui fait mal de poser cette question. C’est bizarre. C’est con. Oui, décidemment, il est con. Elle lui rend son regard. Sans y faire écho. Lui, il est perdu. Perdu, à l’orée de la folie. Noyé dans sa douleur et son incompréhension. Elle, elle est là. Et c’est tout. Ses yeux sont vides de toute émotion. On y lit peut-être un peu de surprise ; qu’est-ce qu’il a, ce type ? C’est juste une morte.

Korégraph


Cette nouvelle a toute une histoire... Partie d'une description qui ne se voulait rien d'autre qu'une description, adaptée pour une histoire, abandonnée, puis réutilisée dans le cadre d'un concours de nouvelle sur le thème de "la ville" sans remodeler son contenu ; c'est finalement un texte en deux parties bien distinctes. Il y a d'abord ladite description, donc, puis l'histoire ! Sans ambition, vraiment pour dérouiller ma plume et m'amuser, voici une petite nouvelle inspirée par un tableau de Hopper (ne l'y cherchez plus xD) et le dessin animé "Nocturna".

C’était l’une des plus grosses villes de la région. Buildings et flèches partant à l’assaut du ciel se disputaient le terrain avec de tenaces et majestueux manoirs d’époques qui semblaient rire du simple et basique cubisme de leur voisins. « Trop grands pour ne pas paraître maladroits », ricanaient-ils en dressant fièrement leurs petits toits pointus.
Une belle société y évoluait, des messieurs et dames en costume et tailleurs avançaient à petits pas pressés dans les rues, hélant un taxi ou montant dans leurs voitures rutilantes. Ils se rendaient à leur bureau, pour la plupart, petite case translucide perdue parmi les autres dans l’une de ces tours monstrueuses qui semblaient à la fois si mal dégrossies à côté du patrimoine, et si élégante quant à leur radieuse ambition de flirter avec la voûte céleste.
Cette ville ne dormait jamais : le matin appartenait aux gens sérieux et responsables, convergeant tous vers leur lieu de travail, s’arrêtant ici et là boire un café si le temps -le temps !- le leur permettait, ouvrant un journal et poussant de théâtraux souffles exaspérés devant les nouvelles pourtant si terriblement redondantes… Le midi, c’était tout le monde confondu qui envahissait les rues : employés, écoliers de tout âge et lève-tards sortaient chacun de leur tanière plus ou moins douillette pour se remplir le ventre et prendre un bon bol d’air frais. L’air frais d’une ville traversée de long en large par les pots d’échappement des trop nombreuses voitures qui klaxonnaient sans arrêt, comme reprenant rageusement le refrain traditionnel de toutes les grandes cités. Le soir aussi appartenait à tous : un petit verre de détente avant de rentrer, un cinéma pour tromper la monotonie d’une vie, une conférence pour la soif d’apprendre, de longues discussions avec un collègue à la croisée de deux lotissements…
La nuit en revanche, c’était l’heure du bruit pour le bruit, des danses, de l’exaltation, de tout ce qui n’est pas permis et qu’importe ! il est plein de cachettes dans une ville aussi grande… La nuit ressemblait à un ballet chorégraphié par un danseur fou, une partition abstraite composée par un musicien infernal, un tableau peint par un dadaïste de génie jetant sur la toile tout ce que conscient et inconscient mêlés pouvaient lui suggérer. Les trois, ensemble, créaient une œuvre majestueusement démente.
Un carnaval bigarré.
Un cortège d’aliénés dansotant en tous sens,
Une procession sans queue ni tête délirant dans les mêmes couleurs et s’égayant sans peur d’une fin qu’ils refusaient d’envisager.
Une fête d’envolés à l’échelle d’une ville.

C’était l’une des plus grosses villes de la région. L’une des plus soumise à cette folle boucle accélérée de la vie, l’une des plus contrastée, des plus étrangement vive et monotone à la fois…
Et tout autour, dans sa proche banlieue, comme une douve paisible encerclant de terrifiants remparts, comme un petit et humble marchepied circulaire autour d’une estrade bariolée, une orée clairsemée autour de l’épaisse et dense forêt… Tout autour se greffaient les modestes quartiers de ceux qui n’adhéraient pas à la danse endiablée de la cité ou qui avaient été rompus par elle. Là-bas, tout semblait calme et posé, c’était autant de petits villages voisins où chacun connaissait ses prochains, où tous épiaient, portaient et rapportaient de pétillants potins les uns sur les autres avec une feinte hypocrisie et une franche camaraderie. C’était l’ambiance conviviale mais lourdes de petites histoires croustillantes de ceux qui vivent les uns contre les autres, avec des caractères trop différents pour s’entendre, mais trop futés pour refuser les tacites compromis. Ils étaient comme les exclus d’une époque trop futuriste, trop rapide, trop essoufflante, qu’ils laissaient derrière eux, prenant bien soin de ne pas empiéter sur son territoire, mais profitant néanmoins de sa prospérité et sa demande d’emploi. Ceux devant se risquer dans la cité pour aller travailler étaient les téméraires et courageux aventuriers qui plongeaient dans une jungle vorace pour quérir quelques trésors, avant de revenir, terrassés, mais heureux de rentrer après leurs prouesses dans leur paisible pavillon sans danger. C’était un peu comme prendre son souffle avant de passer le périphérique, rester en apnée la journée durant, et avaler enfin une grande goulée d’air en regagnant la banlieue.

Et c’est vers cette calme banlieue, nommée plus communément les Douves, que la Ville tournait présentement son regard, retenant son souffle. Ceci avait un effet désastreux sur ses habitants qui toussaient rauque à chaque pot d’échappement et éternuait au moindre pas soulevant la poussière sombre des trottoirs. Qu’importe, la Ville ne voyait qu’une chose : Korégraph était encore dans les Douves. Les Douves n’aimaient pas la Ville, et refusaient de la laisser entrer : impossible pour elle de savoir ce qu’il s’y passait. Après un dernier bronchement boudeur qui roula comme un coup de tonnerre dans ses rues, la Ville se redressa et reprit une respiration plus calme. Il était encore tôt et bien vite, elle oublia ses malheurs pour observer attentivement ses petits citadins : ils étaient beaux, ce matin. Tout frais, tout dynamiques, tout… oups, non, celui-ci titubait et baillait à s’en décrocher la mâchoire. Mais cet homme au port fier qui pressait le pas dans son costard bien taillé, et cette adolescente à la démarche assurée secouant ses boucles brunes en cadence avec le rythme pulsant dans son casque ! La Ville adorait observer ses habitants, les suivre comme leurs ombres, capter leur moindre attitude, deviner leurs pensées… Elle veillait jalousement sur ces petits êtres qui étaient venus la rejoindre, ou étaient nés dans son ventre. Elle les câlinait dans son étreinte de ville, leur donnant mille et une chose à voir, écouter, sentir, les perdant dans ses méandres comme une mère promènerait son rejeton dans sa poussette, lui faisant découvrir un peu de tout et de rien. Certes, ils ne regardaient pas souvent mais qu’importe, ces petites attentions lui faisaient plaisir, et puis Koregraph remarquait ses efforts, lui.
Koregraph… Un coup de vent balaya une avenue alors que la Ville soupirait. Elle s’ennuyait de lui. Il était son préféré. Il était né alors qu’elle était toute jeunette et ne l’avait jamais quittée ! Ça faisait longtemps, maintenant. Il était devenu un peu différent des autres depuis, mais qu’importe, c’était Koregraph.
Elle suivit, morose, un homme entre deux âges et tenta d’ébouriffer ses cheveux trop méticuleusement coiffés à son goût…
… puis s'immobilisa près d’une grand-mère, faisant passer devant elle le feu piéton au rouge, pour qu’elle s’arrête et puisse ainsi…
… rencontrer sa pâtissière préférée, qui arrivait juste derrière…
… un garçon d’une quinzaine d’années qui les dépassa à toutes jambes, profitant de ce que les voitures n’aient pas encore redémarré. La Ville fila à sa suite et alors qu’il reprenait une marche normale, elle fit rouler à ses pieds une jolie pièce bizarrement trouée qu’elle avait fauchée la veille à un visiteur sympathique, comme souvenir de son passage. Alors que le garçon ramassait son cadeau, intrigué, la grand-mère bougonna depuis le trottoir d’en face sur l’imprudence de la jeunesse, faisant rire sa pâtissière et redonnant un peu le moral à la Ville.

Un vrombissement la secoua alors que soudain, son rythme s’accéléra, comme brusquement porté par une musique plus entrainante, les notes s’accrochant à la partition, les musiciens s’harmonisant et les danseurs trouvant leur cadence : on sortait de chez soi, on allait à la boulangerie, au travail, au café, chercher son journal, on promenait son chien, on courrait après un bus, certains même se contentaient de flâner au hasard et tous se croisaient, partaient dans des sens opposés, revenaient, voltaient dans une rue et hop, un arrêt pour un petit duo avec une connaissance, puis zoum !, repartaient valser seul plus loin. La Ville bondit de joie, tirant tous ses habitants des dernières brumes du sommeil, et fondit sur son petit protégé préféré qui s’affairait au sommet d’un toit : la première danse du long ballet de la journée débutait. Korégraph était de retour.

Plumelle et la Pluie


Cassandre Duval, alias Plumelle, est un (homme, oui) personnage créé pour un forum, 
et ce texte, écrit en octobre 2011, était le test role play de sa fiche. 
Rien de bien sérieux. Tout ce que j'aime, quoi 8D !

La pluie.

Il adore.

Pourquoi ? Eh bien... C'est génial la pluie, non ? C'est la seule chose qui tombe du ciel à part les chiures de pigeon, y'a de quoi la remercier d'exister. Et puis ça amorti tous les bruits, on voit pas à deux mètres, on risque de se bouffer une voiture dès qu'on traverse une route mais on s'en tape ; on est heureux parce qu'il pleut, qu'on est trempé, qu'on est enivré et euphorique d'être sous ce déluge d'eau céleste et surtout parce qu'on est con et qu'on préfère risquer une crève plutôt que de manquer ça en se planquant sous un préau.

La pluie, c'est génial.

Il était là, dessous, à marcher tranquillement, le nez en l'air, se riant des gouttes qui l'aveuglaient pourtant douloureusement. Douloureusement.

Il éclata de rire, se pliant en deux au beau milieu de la place Saint-Michel, tapant d'un pied par terre, hilare quant à sa propre situation : dieu qu'il devait avoir l'air con ! Il reprit difficilement son souffle, fit un clin d'œil à la jeune femme qui le regardait d'un air inquiet, puis, après un coup d'œil vers la fontaine de l'archange victorieux qu'il salua d'un signe de tête, il reprit son chemin.

La pluie.

Ouais, il adore.

Il faillit se casser la gueule en loupant la marche du trottoir et tout en se rattrapant au lampadaire, fit une glissade monumentale jusque la vitre d'un café qu'il se prit méchamment sur l'arcade gauche. Ouille... Il fit une grimace terrible, se releva tout flageolant et, tâtant son visage meurtri, lança un œil à son reflet dans la vitre. Ce n'était pas un vilain garçon, plutôt commun avec sa longue tignasse brun chaud et ses longs yeux gris... Il replaça une bouclette sautillant devant ses mirettes avec les autres sur son crâne d'un geste nonchalant et, souriant au serveur du café qui lui lançait un regard dubitatif, il inspira profondément l'air pollué de Paris que la pluie rinçait abondamment et à nouveau, tenta de mettre un pied devant l'autre sans se casser la figure.

Il tourna sur les quais, enfonça ses mains dans les poches de sa veste, considéra toute l'ampleur de cette mauvaise idée s'il glissait à nouveau mais le temps qu'il se décide à redonner ses pauvres petits doigts en pâture au froid vorace, il était arrivé à la Rue du Chat qui Pêche. Il y tourna et s'engouffra par une petite porte de bois dans un vieil appartement.

Là, il s'ébroua, retira l'immonde bonnet blanc en laine à pompon qu'il portait jusqu'alors, l'essora au dessus de la plante verte qui décorait l'entrée, puis s'apprêta à escalader les quatre étages qui le séparaient de chez lui.

- NAOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !

Le hurlement faillit l'empaler sur la poignée de la porte  et il grimaça en sentant le bout de métal s'enfoncer dans ses omoplates... Ca, c'était au moins Mariette... Personne ne pouvait décemment avoir un coffre pareil sans être Mariette.

Il soupira, remit son bonnet et entama les marches. Il devait être dix heures et demi passée. La princesse devait se coucher et lui, il n'était pas là pour lui raconter une histoire... Pff... Elle n'allait donc jamais grandir cette gamine ?

Et alors qu'il amorçait le troisième palier, il fit un sourire sinistre : nan. Jamais. Il ne la laisserait jamais grandir. C'était sa petite sœur et elle resterait sa petite sœur.